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Vie polymorphe Blog de littérature contemporaine conçu et rédigé en français ou en anglais. Blog of contemporary literature conceived and drafted in English or in french ...

NEW PATCHWORK 11 / JULIEN GRACQ, POETE DE LA GEOGRAPHIE ET DE L'HISTOIRE

New Patchwork

Julien Gracq, poète de la Géographie et de l'Histoire

Le Rivage des Syrtes est avant tout le récit d'une destinée tragique, celle de la seigneurie d'Orsenna, un vieil empire figé et déclinant, vivant seulement de sa gloire passée. Sa torpeur est à l'image de la guerre qu'elle livre depuis trois cents ans au Farghestan, pays situé sur l'autre rivage de la mer des Syrtes. Un roman de guerre, d'une guerre longtemps assoupie par l'oisiveté d'une seigneurie voluptueusement enlisée dans ses Délices de Capoue, mais qui ne tarde pas à se ranimer dans les esprits et dont le souvenir déchaîne les passions. Le héros du roman, Aldo, jeune officier dépêché sur le rivage des Syrtes, est l'instrument d'une narration au contenu épuré, qui en dépit de dialogues grandiloquents et d'excursus se noie dès les premières pages dans un " Océantune " descriptif où s'affirme dans des portraits dénués de psychologie le héros gracquien, sorte de " plante humaine " insérée dans un terreau précis et au sein d'un univers de sensations générées par des sons, des visions, des odeurs, des hantises, des impressions tactiles ou encore des effets synesthésiques.

Julien Gracq crée de cette manière un univers un peu baudelairien comme le suggère l'article Richard Wagner et Tannhaüser à Paris, dans Les Fleurs du Mal, un univers des sens dominé par des couleurs et des sons qui génèrent intuitivement des idées et contribuent à la formation d'un univers poétique. La prédominance de la description sur la narration induit celle de la poésie sur un récit au contenu narratif épuré se fondant sur quelques strates géo-historiques conséquentes mais sans réelle substance. Alors jaillit dans la magie du verbe gracquien un authentique récit poétique qui n'a rien à envier à l'œuvre surréaliste d'André Breton mais s'en est plus ou moins inspiré quant aux visions. Des surréalistes, Gracq a retenu le primat de l'image, et donc la primauté du visuel. Il a comme son héros Aldo " les yeux bien ouverts " sur la beauté de son univers. Le personnage gracquien est dans son essence même un être de l'attente, hypersensoriel et capable de générer des sensations fortes propres à la description poétique de lieux " hantés " où le paysage est vivant et comme chargé d'électricité.

De telles descriptions de contrées désertiques comme les steppes, les lagunes, les jardins édéniques ou les faubourgs nocturnes contribuent à un effet d'étrangeté et d'insolite, et font en même temps de son roman Le Rivage des Syrtes une véritable poésie de la géographie. Les rimes du poème se retrouvent alors dans l'accord entre les personnages, l'environnement et les sentiments. C'est un accord que rend possible une sorte de porosité générale des êtres et de l'univers.

Julien Gracq se révèle être de facto un " poète de la géographie et de l'histoire ", disciplines intrinsèquement liées: libéré à la fois de toute chronologie vraie, comme de toute morphologie géographique orthodoxe, c'est leur continuum épuré qui sert de substrat au Rivage des Syrtes. Le cours du récit poétique gracquien dévoile des collusions de la géographie et de l'histoire dans les descriptions, telle la reprise du thème de " la ville - repliée - derrière - ses - murailles ", qui suscite la remémoration des dynasties de l'Empire de Chine, les allusions à l'Italie de la Renaissance ou aux époques de grandeur de la république vénitienne. Mieux, la fin du roman fait irrésistiblement penser au climat des années trente.

Bref, c'est une mosaïque subtile et harmonieuse de morceaux empruntés à des strates géo-historiques différentes, sous l'apparence de citations explicites, de références ou d'allusions linguistiques. En l'espace de quelques phrases peuvent ainsi se confondre plusieurs couches spatio-temporelles. Julien Gracq devient " poète de l'Histoire ". Un long poème en prose stratifiée dévoile ainsi au fil de la métaphore et de la figure d'analogie une épaisseur poétique redoublée et une mise en perspective historique de l'intégralité du commentaire enrobant la " fable " du roman.

 

 

Le Farghestan, sorte de " far west " oriental, avec sa désinence " -tan ", celle de Pakistan, d'Afghanistan, de Turkménistan, est bien une terre promise, mais également une frontière: la frontière. Le mythe du western, véhiculé dans le monde entier par la culture médiatique américaine à tort et à travers, comme pour compenser une histoire un peu trop récente, s'avère récurrent du fait des images haut en couleur des grands espaces et de la propagation d'un esprit pionnier.

Dans son chef d'œuvre Le Rivage des Syrtes, plus que partout ailleurs dans ses livres, Julien Gracq démasque l'artiste singulier qui vit en lui, l'artiste de " la mise en écho généralisée de l'Histoire ". C'est un poète de l'histoire plutôt qu'un philosophe. Il affirme son identité de poète par cette œuvre majeure de la littérature du vingtième siècle mais également par sa manière de parler de lui-même au travers d'autres écrivains comme Ernst Jünger et Les Falaises de marbre, Oswald Spengler et Le Déclin de l'Occident ou Chateaubriand le grand romantique et ses Mémoires d'Outre-Tombe. Ainsi par ses transferts inconscients d'écrivain se reconnaît-il lui-même au fil d'un auto-portrait comme un poète de la Géographie et de l'Histoire.

 

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